41.

À quatre heures et demie ce matin-là, trois paires de phares trouèrent un mur de brouillard opaque et gris. Puis les feux de route s’immobilisèrent brusquement, projetant des cercles lumineux sur un portail électrifié de trois mètres cinquante de haut, ruisselant de neige et de glace.

L’oppressante barrière était destinée à protéger l’équivalent russe de Camp David, un pavillon de chasse considérablement fortifié appelé Zavidavo.

— Prajol !

Deux miliciens de la Division de sécurité intérieure, auxquels incombait la tâche de vérifier l’identité de tous les visiteurs, sortirent d’une démarche chaloupée dans le froid mordant. Ils étaient emmitouflés dans d’épais manteaux et armés de mitrailleuses.

Quelques secondes plus tard, une Cheka et deux limousines à embrayage non automatique recevaient l’autorisation d’emprunter les allées verglacées menant au pavillon de chasse.

À bord des automobiles aux stores intérieurs baissés se trouvaient six des décideurs les plus influents d’Union soviétique. Les deux gardes retournèrent alors précipitamment dans leur guérite et téléphonèrent afin d’obtenir d’urgence des renforts de sécurité pour la maison de campagne officielle des membres du gouvernement.

Dans la plus grande datcha, le général de division Radomir Raskov, du GRU, était dans un état d’excitation extrême. Raskov avait donné l’ordre qu’un petit déjeuner solide mais raffiné fût servi dans le solarium, réchauffé par le feu qui flambait dans la cheminée.

Juste après le petit déjeuner, le général Raskov lâcherait sa petite bombe sur les six dirigeants en visite.

Peu après cinq heures, le comité de direction du Politburo s’attabla devant de copieuses assiettes fumantes d’œufs de canard, de saucisses et de poisson tout juste péché.

La petite assemblée de convives comprenait Iori Ilitch Belov, le Premier ministre russe ; un général de l’armée Rouge, un Cosaque du nom de Iouri Sergueïevitch Iranov ; le premier secrétaire du Parti communiste ; le général Vassili Kaline ; le directeur du KGB, ainsi que celui du GRU.

Fourchettes et couteaux tintaient et le général Radomir Raskov animait une conversation informelle. Son sourire, qui tenait d’ordinaire du rictus crispé, était étonnamment chaleureux.

— Indépendamment du sujet principal de notre réunion, j’ai le plaisir de vous informer du retour des faisans sur la crête nord.

Le Premier ministre, Iori Belov, battit de ses énormes mains. Affublé d’épaisses lunettes à double foyer, c’était un homme compassé et cérémonieux. Arquant ses sourcils noirs et broussailleux, il sourit pour la première fois depuis son arrivée. Le Premier ministre nourrissait une passion dévorante pour la chasse et la pêche.

Le général Raskov poursuivit, sur un ton plus sérieux :

— Comme vous le savez tous, le 6 décembre j’ai discuté avec notre ami François Monserrat de la situation économique critique et désormais potentiellement incontrôlable aux États-Unis. Ce jour-là, il m’a rapporté avoir été contacté par des individus revendiquant l’attentat de Wall Street… Ces deux derniers jours, des agents de Monserrat ont rencontré des prétendus représentants de cette faction Green Band. À Londres…

Le Premier ministre, se tournant brusquement vers Iouri Demurine, le directeur du KGB, coupa court à cet exposé :

— Camarade directeur, vos services ont-ils réussi à recueillir de plus amples informations sur ce groupe d’agents provocateurs ? Comment, entre autres, sont-ils parvenus à entrer en contact avec Monserrat ?

— Nous travaillons en collaboration étroite avec le général Raskov, bien sûr, mentit le général Demurine d’une voix doucereuse. Malheureusement, à ce stade, nous ne sommes pas encore à même de vous soumettre quoi que ce soit de définitif.

Le général Raskov appela un serviteur en claquant sèchement des mains.

Demurine était son seul rival dans le petit monde de la police russe. Demurine était également une ordure de première, un petit bureaucrate, sans la moindre qualité pour racheter ses innombrables défauts. Chaque fois qu’il assistait à une réunion en présence du directeur du KGB, Raskov éprouvait le plus grand mal à se contenir.

Une domestique blonde apparut, s’approchant d’un pas hésitant, l’air tendue. Margarita Kupchuck travaillait à Zavidavo depuis le début des années soixante-dix. Son tempérament réservé avait fait d’elle la chouchoute des hauts fonctionnaires.

— Nous reprendrions volontiers du café ou du thé, ma petite Margarita, fit Raskov. Soyez gentille de nous servir aussi quelques fruits frais ou au sirop. L’un de vous préférerait-il quelque chose de plus fort ?

Un nouveau sourire fendit le visage du Premier ministre, Iori Belov, qui avait posé un paquet de cigarettes autrichiennes devant lui.

— Oui, Margarita, apportez-nous une bonne bouteille, je vous prie. Un tord-boyaux géorgien fera parfaitement l’affaire.

Belov s’esclaffa et son double menton trembla, donnant l’impression à tous que son visage allait s’enfoncer dans les plis de son cou avant de disparaître à l’intérieur de son corps.

Le général Raskov sourit. Il était toujours courtois de sourire, en tout cas lorsque le Premier ministre s’autorisait à rire.

— Nous croyons aujourd’hui connaître le mobile de l’attentat de New York, annonça-t-il alors, lâchant enfin sa bombe sur la petite assemblée.

Raskov parcourut du regard la tablée soudain silencieuse du petit déjeuner. Les six autres hommes s’étaient arrêtés qui d’allumer sa cigarette, qui de boire son café russe.

— Cette organisation, Green Band, nous a fait une offre inimaginable, reprit-il. Par le biais de la cellule de François Monserrat, en fait. Cette proposition date d’hier soir… C’est pour cela que je vous ai tous convoqués si tôt ce matin… (Le général Raskov laissa passer quelques secondes avant de poursuivre :) Camarades, Green Band nous réclame la somme de cent vingt millions de dollars en lingots d’or. Ils exigent ce montant en échange des obligations et des titres volés au cours de l’attentat de Wall Street, le 4 décembre. Ces actions auraient apparemment été subtilisées pendant l’évacuation du quartier, qui a duré sept heures… Camarades, la valeur nette des marchandises volées qui nous sont soumises est supérieure à… deux milliards de dollars !

Les représentants de l’élite gouvernant l’Union soviétique gardèrent le silence ; les chiffres exorbitants qu’ils venaient d’entendre leur donnaient le vertige.

Aucun d’entre eux n’aurait pu être préparé à une telle nouvelle.

— Ils affirment avoir d’autres acheteurs potentiels. Le total suffirait à paralyser le système économique occidental, ajouta Raskov. Ce qui pourrait entraîner une panique cataclysmique sur le marché financier américain.

À moins de quinze kilomètres de Zavidavo, un camion de livraison de farine dérapa sur la chaussée, mais son conducteur reprit aussitôt le contrôle de son véhicule. Il descendait à vive allure une petite route de campagne en pente raide qui ressemblait à un toboggan verglacé.

Le camion s’arrêta laborieusement devant une chaumière du village de Staritsa. Le chauffeur en sortit d’un bond et se mit à courir dans la neige fraîche qui lui montait jusqu’aux genoux et crissait sous ses pas.

La porte de la chaumière s’ouvrit, la manche d’un peignoir gris terne jaillit et une main de femme se saisit de l’enveloppe qu’il lui tendait.

Le chauffeur revint alors sur ses pas, remonta dans le camion et repartit précipitamment.

Du village de Staritsa, le contenu de l’enveloppe fut transmis par code téléphonique à une jeune femme employée au grand magasin d’État, à Moscou.

Celle-ci utilisa un autre téléphone et un autre code compliqué pour passer un appel transatlantique urgent aux États-Unis, plus précisément dans la ville de Langley, en Virginie.

Le message d’origine avait été envoyé par Margarita Kupchuck, la gouvernante blonde de Zavidavo. Margarita, l’un des meilleurs agents de la CIA, opérait sur le sol russe depuis onze ans.

Le message fournit à l’équipe américaine leur première piste véritable dans l’enquête sur Green Band.

Il tenait en peu de mots. Seize, exactement : Hôtel Ritz, Londres, jeudi matin. Deux milliards de dollars. Titres volés doivent être échangés… Green Band.

Vendredi Noir
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